Mémoires de Barnum

De Barnum à Hollywood

La lecture des Mémoires de Barnum, enrichies par nos soins de nombreuses notes et d’un cahier documentaire, plonge le lecteur dans le siècle d’or de l’exhibition des « monstres ». Voici un petit retour sur une histoire insolite : celle du « monstre de foire ».

De la crainte à la science

La fascination qu’exercent sur le public les « monstres » n’est certes pas nouvelle. Elle fut d’abord, dans l’antiquité et au moyen âge, interprétée religieusement et symboliquement, la naissance d’un être malformé devenant un présage, au même titre que les phénomènes célestes inexpliqués (météores, comètes, pluies de sang ou d’animaux, etc). En outre, les naissances « extraordinaires » posent aux philosophes et théologiens bien des questions ; dans l’antiquité gréco-romaine, on éliminait les enfants non conformes ; au moyen âge on se demande s’il faut les baptiser… Quant aux naturalistes, tout imprégnés de Pline jusqu’au XVIIe siècle, ils conçoivent comme leur digne modèle antique l’existence des monstres les plus extravagants. C’est l’époque où les marges des cartes géographiques, évidemment en des terres fort reculées, se peuplent des tribus les plus étranges : cynocéphales, anancéphales, sciapodes…

Certains êtres échappent à un sort peu enviable, notamment auprès de certaines cours européennes. C’est le cas de nombreuses personnes atteintes de nanisme, qui se firent une place auprès de nombreux souverains. De nombreux textes citent également le cas, plus rare, de Petrus Gonsalvus et de sa fille, atteints d’hypertricose, sans doute le premier cas documenté de ce souvent spectaculaire dérèglement hormonal qui entraîne une pilosité envahissante.

Devant les êtres vivants anormaux, la science au sortir des l’ère des Lumières est encore hésitante ; il faut attendre la fin du XVIIIe siècle et les travaux anatomiques d’ Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils pour fonder la « tératologie », l’étude scientifique des malformations. De ces travaux le savant retire l’idée d’un plan d’organisation fixe pour tous les êtres vivants. Les monstres quittent le domaine de la superstition pour entrer dans celui de la science.

Freakshows

Mais au XIXe siècle le « monstre » devient une curiosité populaire. Monstres de foire en Europe, Freak shows outre-Atlantique, les exhibitions d’êtres humains atteints d’affections ou de difformités plus ou moins spectaculaires se multiplient. C’est aussi, il faut le souligner, le temps des « zoos humains ». Sous couvert de montrer des curiosités, la toute nouvelle « société du spectacle » s’empare des « phénomènes humains » ; leur histoire et leur identité sont systématiquement réinventées au profit de contes abracadabrants, pour mieux attirer le chaland. À tel point que faire des recherches sur certains d’entre eux est presque impossible (voyez notre court article consacré au colonel Goshen)…

Barnum fit de son « général Tom Pouce » une célébrité

Tous les « phénomènes » ne connaissent pas la vie misérable de John Merrick, l’ « homme-éléphant », avant que la médecine ne s’intéresse à son cas, extraordinaire au demeurant. Certains accèdent à une grande notoriété, une certaine aisance financière, et même à une vie de famille normale après leur carrière. Et si l’on peut douter de l’entière bonne foi du rusé Barnum dans son métier d’impresario (il n’hésite pas à changer le nom et l’histoire de ses artistes)ou de son raffinement (voyez la triste aventure d’Harvey Leech)  il est certain que bon nombre d’entre eux connurent des existences plus enviables, de Charles S. Stratton (le Général Tom Pouce) à la délicieuse Mme Clofulia.

En outre, Barnum se distingua également dans la tradition foraine des « faux monstres » : ces trucages ravirent les foules (et continuent à être montrés, avec un second degré rafraîchissant) : la femme-araignée ou sa variante plus connue, la femme sans corps ; le corps sans tête ; l’enfant de la jungle qui se transforme en gorille (ou autre animal exotique)… Barnum présenta ainsi  la famille Héliophobus ou l’étrange Zalumma Agra, spectaculaire beauté circassienne ; et n’oublions pas qu’il commença sa carrière en montrant Joyce Heath, qu’il présentait comme la nourrice de Georges Washington !

Retour vers l’Humain

Le siècle d’or de l’exhibition des « phénomènes », s’achève dans les années 40 : science et médecine se sont emparés du sujet, la notion de handicap émerge et le regard sur ces gens « différents » change dans le même mouvement. En outre, de nouveaux spectacles captent l’attention du public ; radio, cinéma, télévision, théâtre… L’échec commercial du film de Todd Brown, « Freaks » (1932), œuvre ambigüe qui met en scène des montres plus humains que les humains, marque un tournant : désormais le montre hollywoodien viendra d’ailleurs, de Frankenstein aux invasions martiennes. Les « phénomènes » ont réintégré aux yeux de tous les rangs de l’humanité et si l’on croise par hasard la Femme sans corps, c’est sans complexe que l’on peut admirer la décontraction avec laquelle elle vit « son terrible sort » !

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